Combien de pays as-tu visités? La question arrive souvent, entre voyageurs, et il arrive qu'on sente une pointe de jalousie ou de jugement. Quoi? Seulement trois? Tu n'as rien vu! Quoi? Une centaine? Tu ne dois pas prendre le temps de t'arrêter...
Le débat le plus récent concerne Cassie de Pecol qui, à 27 ans, aurait bouclé un tour du monde, un vrai de vrai, dans les 196 pays homologués, en 18 mois et 26 jours. Un record! En moyenne, on parle de deux à cinq jours dans chaque pays. Ma phrase n'est même pas terminée que tout le monde réclame le bâton de la parole.
Deux jours? Cinq jours? Peut-on appeler cela voyager? Qu'est-il arrivé de toutes ces belles phrases de croissance personnelle que les voyageurs partagent entre eux, du genre : « Ce n'est pas la destination qui compte, mais le chemin emprunté »?
Je l'avoue, à première vue, à la première lecture, j'ai soupiré et levé les yeux au ciel. À quoi bon vouloir avancer aussi rapidement? Et après, dans la mesure où on ne prétend que l'expérience représente plus que ce qu'elle est, qu'on ne la qualifie ni de meilleure ni de pire que les autres, je ne vois pas trop de problèmes.
À chacun sa vision du voyage. À chacun sa conception de la qualité de l'expérience qu'il a vécue. Et bien souvent, quoi qu'on prétende, on n'aura que frôlé tout ce qu'il y a à voir et à comprendre d'un pays.
On m'a taxé d'aller trop vite quand j'ai trimballé mon sac à dos dans une vingtaine de pays en six mois. Souvent, ce sont les voyageurs eux-mêmes qui me jugeaient et qui me conseillaient de réduire ma liste à deux ou trois États pour être un « vrai ». On m'a taxé de vouloir collectionner les pays plutôt que de vivre vraiment. Mais au fait, c'est quoi un « vrai »? Qui s'est jugé assez qualifié pour en dresser une définition?
Je n'ai aucune envie de me défendre. En vérité, avant d'emballer mes pénates, j'avais identifié 47 pays « incontournables ». Je me voyais passer par l'Inde, la Russie, le Chili, le continent africain au complet... J'en ai rayé plus de la moitié en sachant que chaque destination me donnerait de toute façon un aperçu des habitudes culturelles des gens que je visiterais. Un aperçu, voilà tout.
Souvent, je me répétais que je ne reviendrais peut-être jamais par là. Dans un monde aussi vaste, il restera toujours une pierre que nous n'aurons pas eu le temps de tourner. Mais il importe de bien incarner chaque moment.
J'ai passé une seule journée à Macao, où je me suis perdu. J'ai vu l'héritage portugais, le soleil voilé par les nuages, la lumière éblouissante des casinos. Non, je ne me suis pas assis avec un groupe de Chinois pour prendre le thé. Non je n'ai pas fait mon yoga dans un des parcs que j'ai croisés. J'ai poursuivi ma route vers Hong Kong et la Chine continentale, mais je tenais à mon escale à Macao.
J'ai fait de courtes incursions dans les pays baltes, vu les grandes églises de Vilnius en Lituanie et mangé un gâteau au fromage le long de la rivière bordée d'une piste cyclable. J'ai vu les installations artistiques temporaires de Riga, en Lettonie, et visité son musée de l'Occupation. J'ai découvert l'Estonie et son parc national de Lahemaa, dont je n'avais jamais entendu parler. Je ne suis pas resté. Parce que le temps. Parce que d'autres priorités. Mais je ne regrette pas mes découvertes.
Plus récemment, j'ai trouvé une journée libre pour planter le gros orteil en Albanie pour une douzaine d'heures. Une toute petite journée, même moins, le temps de cinq ou six respirations et de trois clignements d'oeil à Shköder. Rien du tout pour dire que je connais l'Albanie. Assez pour dire que j'ai appris un petit tantinet de son histoire. Assez pour me donner envie d'y retourner. Assez pour recommander aux gens intéressés de s'y arrêter.
Ces moments, aussi courts soient-ils, personne ne pourra me les enlever. Chaque séjour dans un pays sera toujours insuffisant. Chaque voyage ne sera toujours qu'un avant-goût. Une vie entière, dans mon Canada natal, ne me permettra certainement pas de le connaître entièrement. Un mois dans un pays comme l'Inde s'est dissipé comme une trace de sable dans le désert. Mais j'ai trempé les lèvres dans des mers très vastes que j'accepte de ne pas pouvoir explorer dans leur entièreté.
Je n'aurais pas pu voyager au rythme de Cassie de Pecol parce que j'ai tendance à ralentir avec le temps. Mais personne ne pourra lui enlever les expériences et les rebondissements qui ne lui ont probablement laissé que bien peu de répit. À chacun sa façon de goûter le monde.
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