Le zoo humain

Dans le township de Knysna, en Afrique du Sud, les enfants s'amusaient de la présence des touristes. Le malaise était plus palpable quand nous sommes entrées dans une école.

Je suis tombé par hasard sur un article de Natalie Morales, une actrice cubano-américaine vivant à New York, publié dans le Flood Magazine. Le titre m'a accroché : « Arrêtez de dire que vous voulez visiter Cuba avant qu'il ne change ». La traduction est approximative. Le titre, loin d'être approximatif, a alimenté une réflexion que j'avais amorcée depuis quelques semaines.


Je plaide coupable. Je suis de ceux qui espéraient prendre le pouls de La Havane avant que le changement ne s'attaque drastiquement au visage de la Ville. Les grands hôtels, les chaînes américaines, ils risquent d'empiéter sur la culture cubaine. Mais comme le dit Mme Morales, les vieilles voitures ne sont pas là par pur esthétisme, mais parce qu'il n'y a pas autre chose. Les bâtiments ne sont pas vieillots. Ils ne sont pas entretenus. Le changement sera synonyme d'une amélioration de la qualité de vie des Cubains.

En même temps qu'on applaudit un pays qui n'a pas renoncé à sa musique pour la remplacer par celle de l'Occident, qu'on apprécie les costumes traditionnels, qu'on n'a pas remplacés par le dernier t-shirt d'une marque new-yorkaise, on zyeute les conditions de vie de peuples qui vivent avec la moitié de rien. Pendant qu'on nous traitera aux petits oignons dans un hôpital de riche, pour un empoisonnement alimentaire contracté là-bas, la population locale attendra pendant des heures, dans une salle bondée, pour voir un médecin qui gagne moins que le salaire de ses patients.

On s'extasie d'avoir mangé pour 38 sous, d'avoir trouvé une chambre d'hôtel pour trois dollars. On suit les lois du marché dans des pays comme ceux-là. Parfait. Et dans notre empressement, on oublie les êtres humains qu'on est venus photographier sans leur demander leur permission.

Parce que c'est bien ce qu'on fait.

La vie est belle

Ne vous méprenez pas. J'aime bien, à distance, prendre des photos de scènes de vie quotidienne. Parce que ça fait une belle photo, une vieille dame qui balaie le pas de sa porte. Parce que l'enfant qui lance un galet dans une marre de pigeons soulèvera une envolée magnifique. Il n'y a rien de mal là-dedans. Je m'arrête un instant pour immortaliser la vie. Parce qu'elle est belle, la vie, dans la simplicité du quotidien.

Mais j'éprouve un malaise grandissant pour ce qui m'apparaît devenir un zoo humain. Je n'aime pas les zoos en général. L'animal que je regarde, je veux le voir dans son élément naturel autant que possible, mais je ne veux surtout pas lui imposer quoi que ce soit. Je ne veux pas qu'on le tranquillise, qu'on l'oblige à faire des steppettes comme si c'était son loisir quotidien. C'est à moi de m'adapter et de m'intégrer dans son environnement. Voir un perroquet déployer ses ailes librement me laisse silencieux d'admiration.

Je me dis qu'il devrait en être de même pour les êtres humains. On débarque là, en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud, et on se lance à la poursuite de « l'habitant aborigène » en moins de temps qu'il n'en faut pour cligner des yeux. Clic, clic! On a la photo d'un individu « habillé bizarre ».

Loin d'être irréprochable, je me suis déjà comporté de la sorte à outrance. Le malaise m'a frappé, toutefois, devant le destin des femmes girafes en Birmanie. Ces femmes portent de lourds colliers entortillés qui leur « allongent » le cou. On les croise dans les sites touristiques, près des temples à Bagan ou dans les marchés au lac Inlé par exemple. Elles passent leur journée à tisser des écharpes qu'elles tentent de vendre. Les touristes, eux, dévisagent les dames en les photographiant. Coupable!

J'ai bien demandé la permission avant d'appuyer sur le déclencheur. J'ai attendu le consentement. Elle a attendu une légère rétribution. Mais peut-on s'interroger à savoir si ce traitement est infligé aux femmes pour le strict plaisir des touristes?

En janvier, un dossier d'Isabelle Hachey, dans La Presse, rapportait que les orphelinats sont devenus de véritables attraits touristiques au Cambodge, au point où des enfants sont arrachés à leur famille pour créer de nouveaux orphelinats.

Je n'ai pu m'empêcher de penser à cette école d'un township de Knysna, en Afrique du Sud. Les townships sont des espèces de ghettos avec des maisons de tôle et de carton où les populations noires les plus pauvres vivent agglutinées les unes sur les autres.

On nous y avait emmenés dans une classe avec de très jeunes écoliers. Non contents d'avoir capturé quelques images de bambins dans le village un peu plus tôt, nous nous sommes rués sur les enfants qui jouaient. Les petits se retrouvaient tout à coup avec cinq ou six lentilles beaucoup trop près de leur visage. L'un d'eux a aussitôt éclaté en sanglots...

J'essaie maintenant de m'en remettre à une approche plus respectueuse, discrète. J'essaie de ne plus me faire intrusif dans la vie de ceux qui m'accueillent. On attire les regards malgré nous, bien sûr, à déambuler dans une rue en Asie. Mais je tente de me fondre dans la masse et d'entrer en contact avec les gens, non pas pour leur imposer de me faire vivre une expérience, mais pour établir un réel contact.

Je me promène moins dans la rue en saluant les passants comme une majorette, comme si je méritais qu'on me regarde, comme si j'étais digne d'attention. Du moins, je m'efforce d'agir comme tout le monde. Parce que c'est ça que je suis réellement venu chercher.

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