À l'aéroport de Newark, où j'ai fait escale, les voyageurs s'arrêtaient souvent devant les écrans disposés un peu partout pour obtenir les dernières nouvelles des attentats. Pendant la semaine qui a suivi, j'ai lu chaque jour, quelque part au Mexique, les manchettes annonçant de nouvelles victimes au Mali, au Niger, en Tunisie. J'ai lu les raids en Belgique, en France, en Allemagne. J'ai vu tomber le chasseur russe, abattu par la Turquie.
Puis est venu l'avertissement des autorités américaines pour tous les voyages à l'étranger. On ne peut pas leur reprocher de prendre la situation à la légère. Mais un avertissement aussi sérieux a de quoi effrayer les gens. J'ai mis plusieurs jours à y réfléchir.
Nous avons l'air fort à clamer que la peur ne l'emportera pas, que nous continuerons de voyager quand même. Certains se font un point d'honneur de déguster un café sur une terrasse de Paris, pour que la vie continue, pour faire un pied de nez au terrorisme, pour refuser de plier. La vérité, c'est qu'on a le droit d'y penser.
Il reste que je ne m'empêcherai pas de partir parce qu'on veut me faire croire que j'ai une cible dans le dos. Vrai que les menaces prennent une nouvelle forme et que les attaques sont inattendues. Elles ont touché Marrakech, Madrid, Londres, New York, Oslo, Nairobi, Bali depuis près de quinze ans. J'éviterai bien sûr les zones jugées les plus dangereuses et demeurerai à l'affût des dangers. Mais la vie est une roulette russe qui nous rendra beaucoup plus malheureux si nous demeurons enfermés à la maison.
Partir pour Paris ou Bruxelles demain matin? Pourquoi pas! Je mentirais de dire que j'y aurais l'esprit complètement libre, mais le risque zéro n'existe nulle part. Pour moi, le monde n'est pas moins sûr depuis le 13 novembre. Nous avons été frappés de plein fouet par l'inattendu une nouvelle fois, comme à Madrid ou à Londres, mais le tourisme ne devrait pas s'essouffler plus que par le passé.
Je rejette aussi les critiques ayant dénoncé les gestes de sympathie envers la France, sur les médias sociaux, décriant que la même importance n'ait pas été accordée aux vies volées à Beyrouth ou à Ankara. Sur le fond, j'acquiesce. Chaque vie prise de force avait la même valeur. Il est aussi terrible de mourir sous les coups de feu au Liban, au Niger ou à Paris.
Mais mes inquiétudes pour Paris n'avaient rien à voir avec la politique, avec la valeur de la vie ou avec l'importance des événements. Mes inquiétudes étaient tournées vers mes amis français, ceux avec qui j'avais partagé un repas, une journée, une semaine. Je sympathisais avec ceux que je connais et qui pleuraient leurs morts, comme je sympathise avec mes amis québécois qui perdent un proche. J'ai voulu leur dire que je suis avec eux parce que je les connais.
Et c'est exactement cette raison qui me pousse à voyager. Je veux connaître l'autre, lui tendre la main, rêver de la même paix que lui. J'ose imaginer que si nous nous connaissions mieux, nous n'aurions pas la lâcheté de nous tirer dessus. En offrant du réconfort aux gens que je connais, j'ai un peu l'impression d'être utile.
Ma crainte, en réalité, n'est pas pour moi qui voyage. Je ferai preuve de prudence ou je changerai mes plans si nécessaire. Mes inquiétudes vont à ceux qui, chaque jour, risquent d'être exposés à la terreur. Elles vont à mon ami d'Ankara qui a mis des heures à me confirmer qu'il n'avait pas subi les effets d'un attentat dans la capitale turque lors d'une manifestation pour la paix. Si seulement il avait su qu'un rassemblement s'organisait, il s'y serait probablement présenté.
Lui, il craint les effets de l'élection de son président. Lui, encore plus que nous, espère que les conséquences ne seront pas funestes après que la Turquie eut abattu un avion russe.
Il faut continuer de s'unir, de tisser des liens plutôt que de nous retrancher chez nous en prisonniers. Un jour mes jambes ne me porteront plus, mes yeux ne verront plus, mais en attendant, sans fermer les yeux, je ne laisserai pas les dangers me priver de ma liberté.
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