»On voit La Ronde et le pont Jacques-Cartier d'ici, les feux devraient être pas pire» se réjouissaient les deux complices, heureuses de cette sortie d'hôpital tant espérée officialisant le passage vers une nouvelle étape de la longue convalescence qui attend la jeune greffée pulmonaire âgée de 20 ans.
Atteinte de fibrose kystique, la jeune Windsoroise amorce la troisième étape de sa vie. «Il y a eu toutes ces années jusqu'en secondaire 4 environ où la maladie était là, mais ne se manifestait pas. Je n'avais pas besoin de savoir que c'était une maladie mortelle et de connaître tous ses dangers.»
Puis c'est arrivé. La santé a décliné, Sarah-Eve s'est mise à manquer plus souvent l'école, la vie a changé, toute la famille s'est adaptée et les rumeurs d'une potentielle greffe se sont mises à courir dans la maison des Fontaine-Vallières.
«Je ne pensais pas encore à la mort, mais je me disais Ok, je ne dois pas bien aller'. Finalement, ça vient, ça te rattrape, tu y penses. La notion de peur vient avec. On a peur de la mort parce que personne ne sait vraiment c'est quoi, on a peur aussi de n'avoir vécu que ça, que ce petit bout-là, de ne pas pouvoir poursuivre ses rêves et découvrir la vie.
«La colère vient aussi avec cette peur, poursuit calmement Sarah-Eve, bien calée dans un fauteuil de la bibliothèque de la Maison des greffés.
«Tu te mets à être en colère contre la vie, explique-t-elle. Pas contre le destin, c'est un mot que je n'utilise pas, mais contre le hasard et la vie. Et cette colère ne sert à rien, c'est de l'énergie gaspillée contre toi-même et contre tes proches. Parce que naturellement, tu transfères ta colère vers ceux que tu aimes, c'est plus facile. Et puis, même si ton côté rationnel te dit le contraire, tu te sens coupable de faire vivre ça à tout le monde, de voir la vie de famille et de tes proches organisée autour de la maladie.»
Parmi ses proches qu'elle aime, sa mère Annie, naturellement. La battante, la source d'énergie. «Quand t'es aussi proche de quelqu'un, tu finis par penser à ce qui arriverait si elle n'était pas là, s'il lui arrivait quelque chose. Tu ne veux pas y penser. Tu te rends compte que t'es chanceuse.
«Le moment le plus difficile pendant toute la dernière période, ç'a été au moment de la greffe quand j'ai dû laisser ma mère à la porte de la salle d'opération. Elle n'avait pas le choix de me laisser aller, mais j'appréhendais le moment en salle d'opération où tu te retrouves seule. Finalement, ça n'a pas été trop long.»
Un corps à apprivoiser
Et l'inquiétude, Sarah-Eve ne l'a pas vécue avant la greffe, tout s'est passé trop vite. Après, les choses ont été plus difficiles, les complications se sont multipliées, sa remise sur pied s'est déroulée plus lentement qu'espérée. «Une semaine couchée dans le lit après l'opération, ça mine le moral. Tu ne te reconnais plus, tu es dans la découverte de ton nouveau corps, ce n'est pas facile et tu n'es pas sûre d'être contente finalement. Alors forcément, tu te sens coupable. Tu pensais que ça allait être de la magie, tout de suite. Mais ce n'est pas magique, tu es dans la découverte de plein de nouvelles sensations, positives et négatives, il n'y a plus rien comme avant. Tout ce que tu connaissais n'existe plus.»
Prennent fin les vingt années passées à tousser, à cracher, à subir des traitements deux fois par jour, à chercher son souffle. Sarah-Eve n'était pas en santé, mais jusque-là, elle connaissait son corps, comprenait ce qui arrivait.
«Après la greffe, tu ressens plein de nouvelles choses, les gens te demandent si tu vas bien, ils te disent que tu vas bien, ils sont contents, mais toi tu n'as aucune idée comment tu es supposée te sentir. C'est pas le fun. Tu te dis que tu vas y aller une journée à la fois, mais une journée, ça peut être long.»
La suite des choses aussi. Sarah-Eve entre consciemment dans l'inconnu, sur une route vers une nouvelle vie qu'elle ose à peine qualifier de normale. «Il faut se laisser le temps. Pour l'instant, je ne réalise pas encore que je vis avec les poumons de quelqu'un de décédé. Je suis encore dans la partie miraculeuse. Je suis guérie. La portion donneur et don d'organes, je ne l'ai pas encore assimilée, mais ça va venir en son temps. Je ne suis pas sortie de l'hôpital en pleine harmonie, mais ça viendra. C'est une question de semaines, de mois peut-être.»
Le temps de mettre sur la table quelques projets? «Il y en a, oui. Mais pas de grandes aspirations ou de grands plans de vie encore. Quand tu vis avec une maladie chronique, tu te protèges en ne te créant pas trop d'attentes. Tu ne veux pas être déçue, c'est arrivé trop souvent que tes choses ou tes projets avortent. Et je ne suis pas encore dans le processus J'ai hâte! ' Je suis encore dans le questionnement Est-ce que je vais être capable? ' Avant de me lancer, ça me prend des certitudes, je n'aime pas l'abandon.»
Et d'autres défis l'attendent. «Mon plus grand, ce sera peut-être celui de retrouver une certaine légèreté de vivre.»
Une maison pour revivre
Ça fait déjà quelques fois que Sarah-Eve Fontaine séjourne à la Maison des greffés Lina Cyr. L'immeuble est situé angle Sherbrooke et Bordeaux, à quelques coins de rue à peine de l'hôpital Notre-Dame où le Dr Moishe Liberman a procédé il y a trois semaines à la greffe de poumons dont la Windoroise de 20 ans avait désespérément besoin.
Pendant l'attente, avant même qu'elle se retrouve tout au sommet de la liste prioritaire de Transplant Québec, Sarah-Eve avait séjourné à la Maison des greffés lors d'évaluations et de tests médicaux dans la métropole. Elle y passera maintenant quelques semaines. Combien? Difficile à dire...
«Ça varie d'un patient à l'autre. Ça peut être un mois, ça peut être deux», explique Stéphane Vallières, le beau-père de Sarah-Eve, qui doit ainsi se passer de sa conjointe et de la plus vieille de leurs quatre filles un moment encore. «On est pas mal dans l'inconnu, on s'adapte. Mais je vais amener les filles voir Sarah-Eve dès que ce sera possible.»
En attendant, on se fixe des rendez-vous via Skype. On en prévu un cette semaine pour que Sarah-Eve puisse procéder à la coupure du bracelet médical qu'elle portait il y a deux jours encore à l'hôpital Notre-Dame.
«Ça fait partie de nos rituels depuis que la maladie a fait sa place dans nos vies, raconte sa mère, Annie Lussier. On a pris l'habitude de faire ça ensemble, la coupure des bracelets, c'est un genre de cérémonie qui marque les étapes. Là, les filles ne peuvent pas être là, mais on va s'arranger ça par ordinateur.»
Sarah-Eve et sa mère s'installeront devant le portable qui trône sur une table dans leur chambre du quatrième et dernier plancher de la Maison des greffés. Là comme à l'étage inférieur, les chambres sont plus spacieuses, il y a deux grands lits, une salle de bain, de la couleur sur les murs. Sarah-Eve et sa mère ont même accès au balcon arrière, plus tranquille.
«L'équipe de Décor ta vie est débarquée ici il y a quelques années et ils ont refait la déco, c'est bien», raconte doucement Sarah-Eve en faisant visiter chaque étage de l'immeuble converti en Maison des greffés il y a 21 ans.
Cuisine et saller à manger au rez-de-chaussée, les patients et leurs accompagnateurs viennent chercher leur plateau et débarrassent eux-mêmes leur vaisselle pour alléger la tâche des préposés. Un détail, sauf pour des gens qui avant la greffe n'arrivaient même plus à se déplacer seuls. Pour eux, porter un plateau, rincer son assiette, c'est un retour vers l'autonomie.
Sur un même plancher, une salle de gym colorée et bien équipée est aussi signe d'autonomie. Mais on n'y échappe pas, il y a de ces détails, comme deux bonbonnes d'oxygène placées à travers les vélos stationnaires, les tapis roulant et les poids et haltères.
Tout juste à côté, c'est la bibliothèque. Deux murs pleins de bouquins, quelques fauteuils de cuir, des tables basses; c'est la pièce préférée de Sarah-Eve qui garde d'ailleurs toujours une pile de livres sur sa table de chevet, juste à côté d'une impressionnante collection de vernis à ongles. «Je n'ai pas encore eu le temps de regarder ce qu'il y a sur les rayons, mais ça va venir. Je pense passer pas mal de temps ici», confie-t-elle.
Peut-être moins du côté de la chapelle, un étage au-dessous, mais l'endroit aura sans doute droit à quelques visites. Si c'est une statue du frère André qui orne l'avant de la sacristie, ce sont surtout des photos de nombre de greffés qui sont passés par la maison qui attirent le regard des visiteurs.
«Impressionnant», s'entendent Sarah-Eve et sa mère.
«Cette maison, c'est vraiment un endroit où tout le monde est bien accueilli et se sent bien», note Annie Lussier.
Avant la fin de l'entrevue, la mère reviendra vers la fille. «Tu sais, on peut proposer un projet de rafraîchissement d'une chambre afin d'aider la Maison des greffés, ma grande. Je pense qu'on a peut-être un projet. La chambre pourrait peut-être même porter ton nom : la chambre Sarah-Eve Fontaine.»
Sa chambre en permanence, dans une maison temporaire.