La guerre fait encore mal

Ouvrir les yeux, écouter, c'est comprendre un peu l'incompréhensible. C'est refuser un peu que l'Histoire se répète, une personne à la fois, jusqu'à peut-être contamnier lentement six milliards d'êtres humains.

«La guerre, la guerre! C’est pas une raison pour se faire mal! » Et pourtant! La guerre fait toujours mal. Elle fait encore mal. Même 70 ans après, à Auschwitz. Même 70 ans après la libération du camp. Même quand les récits des survivants disparaissent au profit de l’Histoire avec un grand H, au fur et à mesure que s’éteignent les voix qui savaient raconter.


Ils sont encore là, ceux qui ont bravé le temps, la douleur, la mémoire, pour vivre et raconter. Mais la douleur aussi persiste au fond de leurs yeux, dans chaque trait tiré d’un visage sur lequel le temps n’a plus d’emprise. Je les ai vus, dans l’écran de ma télévision, accepter l’aide de gens beaucoup plus jeunes pour marcher là où ils avaient jadis été emprisonnés. Je les ai vus, et toute la force qu’il leur fallait aussi.

Il y a le trouble qui assaille le visiteur qui découvre Auschwitz pour la première fois dans sa forme muséale. Un trouble qui n'est pourtant alimenté ni par la faim, ni par la peur, ni par les efforts colossaux qui pourraient être exigés de nous. Un trouble qui n'est pourtant pas alimenté par la disparition quotidienne, dans des volutes de fumée épaisse, de nos compagnons de camp.

On imagine mal parce qu'on voit la mention du camp dans les guides touristiques, qui le qualifient d'incontournable. Pareil pour le musée de l'Insurrection de Varsovie, ou celui de l'Holocauste, à Washington D.C. Et il y a justement ce risque qu'on n'y voie que des musées.

Quand on monte dans l'autobus qui relie Cracovie à Auschwitz, une vidéo d'environ une heure explique le contexte de la construction du camp. Les images de la libération, un brin théâtrales, touchent d'emblée une corde sensible. Quand vient le moment de passer sous l'arche Arbeit macht frei, il y a comme un silence qui dit tout. Et pourtant, on entre au camp de notre plein gré.

Il est très facile de passer rapidement dans les premières unités, dont les murs sont tapissés de visages sans nom, émaciés, rasés, dénués d'espoir. Il y a un guide qui nous envoie des informations dans les écouteurs que nous avons enfilés. Il y a ces autres touristes qui tourbillonnent dans la pièce, sans savoir où se mettre, qui attendront impatiemment notre sortie si nous nous attardons.

C'est pourtant ce que nous devrions faire : nous attarder. S'il s'en trouve pour passer des heures devant un tableau dans les musées d'art, cherchant un sens à chaque coup de pinceau, nous devrions passer des heures à comprendre pourquoi ces portraits sont tristement accrochés là. Nous devrions chercher dans les traits de ces détenus chacune des histoires, celles d'avant la guerre, celles pendant aussi, qui méritent d'être racontées. Celles qui feront que nous n'oublierons pas, au-delà des actes barbares, que chacune de ces âmes mérite mieux que de devenir un nombre abstrait dans un cahier d'histoire.

Nous devrions regarder chacun de ces visages comme si nous les connaissions, pour prendre la mesure de l'horreur.

Nous ne devrions pas fermer les yeux dans cette cour intérieure en regardant le mur bétonné devant lequel des prisonniers ont été liquidés à l'abri des regards. Nous ne devrions pas fermer les yeux devant les fenêtres barricadées des unités, qui empêchaient les femmes, à l'intérieur, de voir les meurtres commis de l'autre côté du mur. Nous ne devrions pas détourner le regard devant ces piliers auxquels on pendait les hommes par les poignets, les mains dans le dos, pour les faire souffrir.

Ouvrir les yeux, écouter, c'est comprendre un peu l'incompréhensible. C'est refuser un peu que l'Histoire se répète, une personne à la fois, jusqu'à peut-être contaminer lentement six milliards d'êtres humains.

À Auschwitz, il y a des pièces remplies de chaussures abandonnées par les victimes de la solution finale. Il y a une montagne des cheveux des prisonniers, immense et abstraite, qui ne permet pas de saisir vraiment la quantité de gens qui sont passés par là.

Il y a ces valises, les noms qui y ont été inscrits à la craie, aussi, qui insufflent de l'humanité dans l'horreur et qui arrachent le coeur. Avant d'être emportés par l'Histoire, ces individus ont écrit leur nom une dernière fois et ont abandonné le peu qu'il leur restait. Aujourd'hui, ces objets crient l'absence de millions de victimes.

Soixante-dix ans plus tard, il faut se souvenir. Parce qu'ils ne sont pas encore assez nombreux à avoir dit « plus jamais ». Parce que la guerre, celle de 1939 à 1945 comme les autres, fait encore mal.

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