Partir avec des inconnus

Confiné dans une petite voiture avec un ami autrichien rencontré en voyage, j'ai apprivoisé les côtes du Cap et l'idée de partager ma route avec un inconnu.

«On se retrouve au banc de la gare d’Oulan-Bator dans deux ans! » m’avait lancé Charlotte, une Suédoise rencontrée en Nouvelle-Zélande, après que je l’eus saluée une dernière fois au moment de reprendre ma route. Il ne s’agissait pas d’une question, mais d’une affirmation. C’était il y a deux ans. Presque trois.


Retour en arrière. Dans la petite ville montagneuse de Queenstown, en Nouvelle-Zélande, j’avais entrepris de grimper la butte la plus proche, question de m’offrir un aperçu de toute la région. Après avoir gravi une première rue pentue, pas même rendu au pied du monticule, j’avais croisé cette jeune fille blonde qui marchait d’un pas décidé. Elle avait pris à droite, moi à gauche.

Il faut croire que la droite montait plus vite que la gauche. Au sommet, sa casquette bien calée jusqu'à ses yeux, elle toisait l'horizon et le vent, déjà, pendant que je m'arrêtais pour haleter. Si elle ne m'avait pas demandé de prendre une photo d'elle, pour immortaliser le moment, je ne lui aurais jamais adressé la parole.

Toujours est-il que nous avons amorcé la descente ensemble. Je lui ai raconté mon projet de parcourir le monde en six mois, comment j'avais reporté le projet de traverser la Russie à bord du train transsibérien.

« Le Transsibérien? C'est mon rêve! Mais je n'ose pas y aller toute seule », avait-elle laissé échapper.

Je lui avais promis que nous ferions le trajet d'est en ouest, ensemble, et que nous troublerions les eaux froides de lac Baïkal quelque part en chemin. Dans deux ans, m'avait-elle dit. Je n'y croyais pas tellement. Je n'avais jamais planifié de voyage avec des étrangers que je venais à peine de rencontrer.

Pourtant, depuis, un ami autrichien que j'avais revu deux fois après notre première rencontre m'avait proposé de traverser l'Afrique du Sud en bagnole. Les côtes du Cap ou les éléphants des parcs nationaux combleraient notre manque de conversation, si la chimie n'y était pas.

Le projet complètement fou m'a fait voler pendant une vingtaine d'heures avant l'embarquement dans une toute petite voiture, où nous serions confinés la plupart du temps pour un peu plus d'une semaine. Nous avons passé plus de temps ensemble dans ce roadtrip que tous les jours, mis bout à bout, où nous nous étions vus dans le passé. Nous n'avons jamais haussé le ton. Nous n'avons jamais manqué de sujets de conversation.

Maintenant, nous planifions chacun de nos voyages en espérant que l'autre saura nous rejoindre. Voyager avec un quasi-inconnu, cette fois-là, m'a souri.

J'ai donc renouvelé l'expérience pas plus tard que le mois dernier. Cette fois, c'est un jeune Turc qui a joint mon expédition au Maroc, lui qui n'avait croisé ma route que l'instant d'une poignée d'heures à Belgrade au printemps.

La présence de ce compagnon a renouvelé le regard que je porte sur les choses qu'il m'est donné de voir à l'étranger. Le passeport turc est loin d'ouvrir bien des portes quand vient le temps de voyager. Ainsi n'avait-il jamais quitté l'Europe.

À Chefchaouen, il a pour la première fois posté des cartes postales qu'il avait lui-même écrites. Pour la première fois, il s'était rendu sur le flanc d'une montagne pour regarder le soleil se coucher. Impressionné, il a demandé de renouveler l'expérience le soir suivant. À Rabat, il s'est arrêté estomaqué pour contempler un océan Atlantique qu'il n'avait jamais vu.

À le regarder, j'ai posé des yeux neufs sur des paysages ou des situations qui, autrement, ne m'auraient pas impressionné plus qu'il ne le faut. J'ai pris l'habitude de m'enquérir des plus beaux endroits pour observer la nuit qui s'installe. J'ai pris l'habitude de saluer les océans Atlantique, Pacifique ou Indien aussitôt que la contrée qui m'accueille arrive à s'y baigner. J'ai pris l'habitude d'oublier cette chance que j'ai de renouveler ces expériences.

Pour plusieurs, partager la route constitue un défi important. Difficile de s'entendre, même avec ses meilleurs amis, sur les façons de voyager. Plusieurs couples ne survivent pas à une première visite à l'étranger. Pourtant, moi, j'accepte de jouer les touristes avec des individus que je connais à peine. Tout pourrait dérailler. Pourtant, c'est avec eux que j'enregistre les plus beaux souvenirs de voyage.

C'est donc avec un mélange de joie et de tristesse que j'ai consulté le plus récent message que m'a envoyé mon amie Charlotte, pas plus tard que la semaine dernière. « Je ne t'ai pas vu au banc de la gare d'Oulan-Bator ce matin. Où es-tu? »

À l'heure qu'il est, Charlotte est à bord d'un train qui se dirige vers Moscou. Et je me sens un peu coupable de ne pas occuper la banquette à ses côtés.

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