J’ai eu des doutes au bout de trois semaines à bourlinguer, sachant qu’il m’en restait encore pour cinq mois à parcourir le monde. J’étais en Nouvelle-Zélande et j’anticipais l’ampleur de ce qui m’attendait. J’ai paniqué un instant en me projetant trop loin en avant. J’ai pris une grande respiration et j’ai recollé les morceaux qui craquaient. La panique a passé.
Le point de friction est survenu environ à mi-chemin, probablement parce que je réalisais les distances parcourues. Il y a eu comme cette révélation qui m'est tombée dessus pour m'enlever un poids de sur les épaules.
Il y a eu un grand moment de solitude alors que j'arrivais à peine au Vietnam. Dans une chaleur intense, on m'avait placé tout seul dans une grande chambre sans fenêtre, au fond d'une ruelle d'Hanoi. J'étais arrivé avec deux autres voyageurs, mais j'ai pris conscience que j'étais tout de même seul. J'ai lâché prise et j'ai posé un regard différent sur ma vie au Québec.
Quand on lâche prise, on se sent libre. On identifie les relations moins saines qui, de toute façon, ne nous attendent plus à la maison. On réalise que le discours québécois a parfois tendance à s'exprimer par la négative. Parce qu'on ne s'efforce pas de se conformer à un groupe qui ne nous ressemble pas, en voyage, les autres célèbrent nos différences plus qu'ils nous les reprochent.
Des fois, ça nous donne envie de faire le tri...
Atteindre le point de friction, c'est continuer de se dire qu'on a la meilleure mémoire au monde et penser qu'on se souviendra de tout... mais commencer à mélanger les souvenirs des avions, des trains, à intervertir les anecdotes et à oublier les compagnies aériennes avec lesquelles on a volé.
Ah, le prétentieux! Ben oui, quand on prend l'avion aux deux ou trois semaines pendant des mois, on oublie si c'était avec China Airlines, Malaysia Airlines ou Air Asia. On se rappelle qu'on a eu mal au dos sur des sièges en carton, à 30 000 pieds d'altitude, et que l'hôtesse de l'air mimait des exercices ridicules que tous les passagers imitaient. Mais on se gratte le ciboulot en se demandait si c'était bien sur les ailes de Spring Airlines.
On fait preuve de résilience. On accepte qu'on ne pourra pas tout voir et qu'on manquera forcément quelque chose, ne serait-ce que parce qu'on regarde à gauche pendant qu'un oiseau rare apparaît à droite. La première fois, c'est comme quand on accepte qu'on ne verra pas tous les gazouillis de tous nos abonnements Twitter. Impossible de tout voir! On se sent un peu trahi par notre incapacité d'en faire plus. On comprend ses limites et on arrête d'être gêné.
C'est là qu'on accepte de s'endormir dans le train en plein milieu de la journée, même si des rizières défilent de l'autre côté de la vitre. On se résout à rattraper le sommeil dans les moyens de transport. On cogne des clous aussitôt qu'on s'assoit. On le sait qu'on a peut-être raté le plus beau ou le plus saugrenu paysage. On a peut-être raté notre première impression. Mais on se dit qu'on reviendra. Et on y croira.
Parce qu'il faut être honnête, des fois, on se dit qu'on repassera sans vraiment convaincre personne. C'est trop loin, trop cher. Y a trop de pays qu'on n'a pas vus. La vie est trop courte...
Mais quand on ne veut pas devenir complètement fou, on se pose à un endroit, on l'apprécie le temps que ça dure et on évalue ensuite si le temps permet d'en faire plus.
En fait, atteindre le point de friction, c'est de trouver le bon rythme pour faire durer le plaisir.
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