On ne revient jamais vraiment

Une fois qu'on est parti, on ne revient jamais vraiment. On devient les seuls gardiens de souvenirs qu'on ne pourra toujours protéger.

Une fois qu’on est parti, on ne revient jamais vraiment. Quand un avion se pose à la maison, on restitue les bagages, pas les voyageurs. Ils sont là sans être revenus, vagabondent encore dans l’âme quand leurs pieds se brûlent aux tisons du tarmac.


Il y a comme une envie de crier. De retourner! Cette impression aussi que personne ne comprend ou ne comprendra ce que nous avons traversé.

Les pieds brûlants, je revenais d'un tour du monde sans l'envie de sourire. Je n'avais pas confiance au temps qui se promettait de régler les choses.

J'étais parti, comme je l'avais dit, avec un enthousiasme trop petit pour la grandeur du monde qui s'ouvrait à moi. Six mois en solo, quatre continents, pour mettre en veilleuse le quotidien qui ne faisait que se répéter.

À décoller des pistes de Shanghai, Bangkok ou Buenos Aires, on déploie ses ailes et on plane à apprendre à garder les pieds sur terre.

Je suis donc débarqué à l'autre bout du monde, à 18 heures de décalage, dans un futur qui n'a de l'avenir que le fuseau horaire. Je me suis planté les sabots à la base d'un volcan assoupi, ma naïveté en besace, bien ficelée pour éviter qu'elle ne s'envole avec le vent d'altitude. Et je me suis mis à grimper. J'ai gravi mon Everest, trempé mes chaussettes comme ma naïveté sur des sentiers caillouteux. J'ai pleuré les lacs d'Émeraude d'une pluie qui me congelait les os. J'ai crié l'accomplissement et l'envie d'autres sommets.

C'est là que j'ai commencé à mourir un brin avec ces souvenirs qui ne reviendraient pas, comme on meurt chaque jour à perdre un temps qu'on ne s'était pourtant jamais donné la peine de trouver. J'ai rempli mon coeur d'une nostalgie que je déballerais plus tard, quelque part après le retour.

Puis j'ai trouvé ma boussole, pris la liberté en pleine gueule en buvant le vent des côtes australiennes. J'ai roulé, roulé ses sinueuses allées vers le sud qui n'en finissait plus de se déployer. J'ai eu envie de ses falaises, de ses forêts d'eucalyptus, et je me suis assis pour les contempler comme si l'infini du ciel bleu me commandait de m'attarder.

Un temps, mes complices du moment assoupis sur la banquette d'une Holden un peu gauche, j'ai traversé les plaines au soleil couchant, une trame sonore au country d'une autre époque. Un temps, je filais seul au bout du monde, comme sur les écrans des drive-in du Far West américain. Un temps, j'ai fermé ma gueule, la mâchoire tombante devant la beauté d'une planète qu'on ne voit plus.

J'ai aussi cherché un oasis sous 50 degrés d'une perpétuelle canicule. J'ai foulé des dunes qui avalaient un pas à la fois les traces que je m'efforçais de laisser derrière. J'ai vu s'allumer des millions de luminaires au plafond d'un désert. Cette immensité me faisait mal de ne pas être partout, de se cacher là sans se laisser prendre.

Une envie de m'incruster.

Dans l'ombre qui couvrait le Moyen-Orient, dans un désert sans murs pour trahir ses secrets, les confidences flottaient avec aisance. Je l'ai rencontré. Il m'a raconté les canons. Il m'a confié la terreur. L'Irak qu'il a blessée. L'Irak qui l'a blessé. Il m'a raconté cette douleur qui ne le quitte plus... Touché!

J'ai aussi regardé le Parthénon qui n'en finit plus de s'écrouler, illuminé. Jusqu'aux petites heures du matin, je m'y serais calé pour une nuit d'éternité. J'ai échangé comme si le soleil n'allait jamais se lever en me faisant un ami que je ne voudrais plus quitter. J'ai vu qu'il n'y avait de bon que le moment présent. J'ai vécu!

Chaque fois, j'aurais voulu arrêter le temps, tout immortaliser en pixels ou sur pellicule. J'aurais voulu la promesse que le quotidien se déploierait toujours sans l'ennui.

Mais on vieillit un brin et les photos s'effacent. Il n'est pas de bonheur qu'on puisse conserver toujours, même en le mettant sur papier.

J'ai lâché prise quelque part en chemin en me laissant guider par l'inconnu. J'ai appuyé à fond l'accélérateur sans tester les freins. Incapable de m'arrêter, j'ai fermé les yeux pour ne plus voir le mur que je risquais de frapper. Mais il s'est éloigné... sans s'effondrer.

Je suis revenu comme je l'avais dit. Avec un enthousiasme trop grand pour l'étroitesse du monde qui se refermait sur moi. J'avais découvert un univers, là dehors, qu'il me faudrait dix vies pour explorer.

Comme une envie de crier! De retourner!

Je suis parti comme des milliers d'autres, sac à l'épaule, pour conquérir mon bout de Terre. Nous étions des milliers, comme des flocons d'une même tempête, à nous éparpiller. Semblables mais différents. Chacun notre point de chute différent.

Personne ne comprendra vraiment complètement, parce que mon histoire est unique. Comme celle de tous ces autres. Parce qu'il n'y aura jamais personne qui sera toujours là pour partager chacun de ces moments. Parce qu'on sera toujours un peu seul dans notre solitude. Une solitude issue d'une ivresse tellement intense. Une solitude qu'on ne veut et qu'on ne peut partager, parce qu'elle recèle tous ces bonheurs trop lourds qu'on espère pourtant ne pas échapper.

Une fois qu'on est parti, on ne revient jamais vraiment. On devient les seuls gardiens de souvenirs qu'on ne pourra toujours protéger. Et il faut tenter de passer par-dessus cette impression qu'on ne repartira jamais...

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