Les multiples visages de Raj

Le boulot de Raj, à Varanasi, consiste à conduire les touristes sur le Gange pollué.

En Inde, l’autre, il s’appelle Raj. Il s’appelle toujours Raj. Enfin presque. Il suffit de déambuler nonchalamment dans une rue bondée pour qu’un Raj nous accroche par le bras. Tu viens d’où? T’es ici pour combien de temps? Ton nom? Moi c’est Raj, qu’il dira immanquablement.


Raj, il veut toujours apprendre à nous connaître. Il parle beaucoup aussi. Mais on a intérêt à écouter. Parce que l’Inde, la vraie, c’est lui. Soit il est un menteur aguerri, soit il nous prête ses yeux pour qu’on voit sa routine, son pays, comme s’ils faisaient partie de nous.Ma première discussion avec Raj, je l’ai eue à Varanasi, cette ville sacrée où on brûle la dépouille des défunts avant de confier les cendres au Gange. Je me promenais sur les quais, ces grands escaliers de béton qui longent le fleuve sur des centaines de mètres, probablement même quelques kilomètres. J’ai négocié le prix d’une chaloupe pour voir la ville du milieu du cours d’eau. Le commerçant, il a interpellé Raj, qui s’est approché à la rame.

Pour une heure, il pagayerait pour moi.

On peut choisir de fermer les yeux, de croire que tout ce qu'il racontera est inventé. Ce qui nous titillera, c'est qu'il n'y aura rien d'impossible à son histoire. On gobera tout, parce que c'est probablement vrai.

Raj, il raconte qu'il parle cinq ou six langues. Il n'a jamais fréquenté l'école, mais à force de conduire les touristes, il a appris. Appris à dire bonjour, à compter, à invectiver aussi, autant en français qu'en anglais, en passant par le japonais et le coréen.

Raj, il veut savoir si on est riche. Riche par rapport à quoi? Bien sûr que non, qu'on répond. Parce qu'on nous a toujours dit qu'il ne fallait pas parler d'argent. Mais Raj, lui, il croit qu'on est riche. Riche de pouvoir voyager. Riche d'être en vie. Riche d'avoir la connaissance et la santé.

Lui, il dort dans sa barque. À la fin de la virée, il rendra une partie, une bonne partie, de son pécule à celui qu'il appelle son propriétaire. Le pimp des rameurs, quoi. Et lui, il repartira seulement avec le pourboire qu'on voudra bien lui laisser. C'est ce qu'il dit.

En ramant toujours au même rythme, Raj explique qu'il implore Dieu. Un des trente-six millions de dieux indiens. Il lui demande de venir le chercher, mais s'imagine qu'il y a un plan bien plus grand s'il est toujours là... à 27 ans.

Il rame encore, Raj, en crachant sa vie et son désarroi. Il rame sans s'arrêter, calme, pendant que sur les eaux, emporté par le courant, s'éloigne le cadavre d'un bébé. Et il rame. Rame encore.

Ce Raj-là, on lui tend quelques roupies. On s'éloigne songeur pendant qu'il reprend place au fond de son embarcation...

Mon autre discussion avec Raj, je l'ai eue à Munnar, beaucoup plus au sud. Perché dans les montagnes, ce village est reconnu pour ses plantations de thé.

Raj m'a intercepté dans la rue, m'attirant vers son rickshaw pour discuter. Il avait cette bonne humeur contagieuse, cet air badin de l'homme enfant. La vie, celui-là, il ne la prend pas trop au sérieux. Il s'amuse derrière le guidon de son rickshaw, et c'est tout ce qui compte.

Il avait la négociation sincère, Raj, au point où j'ai passé la journée avec lui. À la première occasion, il s'est improvisé photographe. Derrière la lentille que je lui tendais, il donnait des directives toutes plus ridicules les unes que les autres. Pourtant, le résultat avait de quoi surprendre.

Les gaz à fond, il m'a fait passer du siège arrière à celui du conducteur pour m'enseigner les rudiments de la conduite de rickshaw. Ça l'amusait bien de me voir affronter la direction approximative de son engin. Il a sauté sur les freins, aussi, quand j'ai laissé l'accélérateur s'emporter.

Il s'est arrêté pour que je goûte des fruits de la passion frais, m'a raconté sa femme et ses enfants, a insisté pour que je signe son livre de commentaires renfermant des messages de partout dans le monde.

Ce Raj-là, il embrassait la vie que l'Inde lui avait donnée et n'aurait souhaité être nulle part ailleurs.

Raj, dans tous ses visages, personnifie chacune des facettes de son grand pays.

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