On ne parle pas de la guerre, à Sarajevo. Parce que le souvenir est beaucoup trop frais. La ville a été complètement reconstruite. Le pays n’en est toujours pas un. Pas au sens de l’identité. Mais mon guide pour une tournée de la ville, appelons-le Monsieur Sarajevo, accepte de raconter aux touristes sa version des années 1990, celle d’un Bosniaque de huit ans confiné plus souvent qu’à son tour au sous-sol de son complexe d’appartements. C’était en 1992. Et en 1993. Et en 1994 aussi.
M. Sarajevo est un acteur. Il ne se confie pas de gaieté de coeur, mais parce que les archives ne racontent pas la guerre qui a dévasté son pays. Pas comme il le souhaiterait. Il voudrait qu'on se souvienne. Que la guerre ne soit plus jamais. Et il s'étonne que les clans ennemis d'hier cohabitent aujourd'hui sans que les frictions soient plus apparentes.
À l'issue de la guerre de Bosnie-Herzégovine, 11 541 personnes avaient perdu la vie. Un chiffre qui ne pèse pas lourd dans la balance quand on le compare au nombre de victimes des Grandes Guerres, lance M. Sarajevo. Comme s'il fallait des centaines de milliers de morts pour que chaque vie enlevée en soit une de trop.
Quand la guerre a éclaté, dans le quartier de Dobrinja où le Bosniaque habitait, l'électricité, le chauffage, le câble et l'eau courante ont été interrompus. Il était aussi impossible de se procurer de la nourriture. Tous les arbres de la ville ont été abattus pour servir de bois de chauffage.
Un jour, l'aide humanitaire est arrivée. Les boîtes de nourriture des Nations Unies étaient identifiées avec la mention de l'année 1968, raconte-t-il. La nourriture et les médicaments, largement expirés, étaient pourtant ce qui le gardait en vie.
Un jour, il a volé une boîte de boeuf pour nourrir un chiot. Il a posé la boîte par terre, le chiot l'a sentie et est reparti. Il n'a même pas osé en manger... Autrement, son père a déjà échangé son frigo, devenu bien inutile sans électricité, pour un seul oeuf; sa télévision, pour deux cigarettes.
Encerclés par les tanks et les tireurs d'élite, les Bosniaques ont fini par reprendre un semblant de vie normale pour combattre l'ennui et la peur. M. Sarajevo, lui, pouvait jouer dehors tant que sa mère pouvait l'apercevoir par la fenêtre. Il se limitait donc à la cour avant dans un rayon d'une dizaine de mètres.
Une fois, une balle s'est logée dans le mur derrière lui. Elle avait sifflé entre sa tête et celle d'un ami. « Les tireurs d'élite ne ratent jamais. Ils voulaient seulement jouer avec nous », raconte-t-il.
Ainsi l'un de ces tireurs avait-il entrepris d'effrayer sa mère. Une première balle l'avait frôlée dans la cuisine. La femme s'était alors rendue au salon, où une autre balle l'a frôlée. Puis, en se déplaçant vers la chambre à coucher, elle voyait un autre projectile aboutir dans un mur de la maison.
M. Sarajevo prenait le risque chaque jour. Entre mourir et être blessé, tous auraient choisi la mort, assure-t-il. Les gens blessés étaient difficiles à soigner et devenaient des fardeaux pour leur famille.
La fois où le jeune M. Sarajevo a quitté son terrain de jeu pour s'amuser chez un ami, sans avertir ses parents, une grenade a explosé là où il avait l'habitude de se trouver. Son père, paniqué, a retourné chacun des petits corps, s'attendant à trouver son fils inanimé. Coupable, l'enfant s'est fait gronder... mais était à tout le moins en vie.
Il reste que l'homme d'aujourd'hui, 30 ans environ, en veut aux Serbes qui lui ont pris son enfance. Adulte, il a visité Disney, à Paris, avec l'âme d'un ado de 13 ans. Il souffre un peu, aussi, à l'idée d'élever sa fille à naître à Sarajevo, ou même en Bosnie. Son drapeau ne signifie rien. Il ne s'agit que d'un triangle jaune et de quelques étoiles. Son hymne national n'a même pas de paroles...
Sarajevo, c'est la première guerre dont je me souvienne. J'avais à peu près huit ans, et pendant que M. Sarajevo se terrait dans son sous-sol, sur un autre continent, je prenais la mesure de la bêtise humaine dans les bulletins de nouvelles.
Après avoir vu Auschwitz, les champs de la mort au Cambodge, Hiroshima, les prisons du KGB en Lituanie et maintenant Sarajevo, je ne comprends toujours pas. Je ne comprends pas la guerre. Je ne comprends pas que toutes ces vies brisées ne suffisent pas encore à lever les drapeaux blancs.
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