Qui était celui d’avant?

Dans une vidéo, Christoph Rehage traverse cette Chine que j'ai moi aussi visitée. En étant attentif, on réalise que sa longue route ne se calcule pas en kilomètres...

Il y a eu ce silence. Deux, trois secondes de silence, peut-être. Deux, trois secondes qui durent toujours. Tout le temps nécessaire pour vous retourner le coeur, pour vous déclencher le début d’une averse au coin d’un oeil. Il y a eu ce silence, deux, trois secondes de brouillard, et le coeur serré.


Je venais de terminer la vidéo The Longest Way de Christoph Rehage (vimeo.com/4636202) publiée il y a quatre ans, mais qui a largement circulé sur les médias sociaux dans les dernières semaines.Christoph Rehage a marché plus de 4500 kilomètres à travers la Chine en un an. Il a fait une vidéo, superbe, avec des milliers de clichés d’une fraction de seconde documentant tout le chemin parcouru. On voit la barbe pousser, le visage changer.

Mais au-delà de ces yeux qui en ont vu tellement, il y a tout ce qu'on ne remarque pas. Il y a ce nomade qui partage tout à coup sa route avec un compagnon. Pendant quelques secondes, le duo s'imprime dans l'écran. Et il y a toute la charge des adieux, en filigrane, qu'on voit passer comme une anecdote un brin cocasse. La charge des adieux m'a forcé à mettre sur pause. Au-delà des kilomètres, la longue route, c'est bien plus que des tronçons de bitume mis bout à bout.

J'ai repris le visionnement jusqu'à atteindre la fin de l'épique traversée. L'auteur de la vidéo compare son portrait du départ avec celui usé de 4500 kilomètres à bourlinguer en mandarin. Cette phrase... Who was this person? Qui était cette personne? Was it really me? Était-ce vraiment moi?

J'ai mis sur pause de nouveau. Il y a eu ce silence, deux, trois secondes de brouillard, et le coeur serré. Je me suis revu.

Le sentiment, je l'ai encore lancinant au fond de la poitrine. Celui d'avant, celui qui paquetait nerveusement ses bagages avant une épopée à travers le monde, il ne souriait pas de la même façon sur ses photos. On ne le voyait pas, avant. Parce qu'il souriait. Mais le vrai sourire, franc, sans forcer, c'est celui qu'il a ramené au retour.

Je suis parti en sachant très bien qui je suis. Je n'étais pas en quête de mon vrai moi. Je l'ai trouvé quand même, ailleurs, autrement, en réalisant que j'étais vraiment parti.

Je l'ai trouvé en réalisant que vivre, c'est comme une longue promenade en forêt. C'est voir des arbres, des arbres, les regarder pousser et s'en féliciter, mais c'est perdre la mesure de cette forêt. À passer trop de temps à cultiver son petit lopin de terre, on ne voit peut-être pas que la nature a reculé, que quelqu'un d'autre l'a pillée, ou qu'elle est plus fournie qu'on se l'imaginait au départ.

On s'y est perdu, peut-être. Et quand on en sort? Quand on en sort, on réalise qu'on n'y voyait pas toutes les routes, tous les sentiers. On se demande si c'est vraiment là qu'on devrait vivre. Si c'est vraiment là qu'on a envie de vivre.

La vie, c'est comme un enfant qu'on voit grandir. Quand on a le nez collé dessus, on ne voit pas que l'enfant n'est plus. On finit par regarder des photos et à s'étonner de grands «Mon Dieu qu'il a changé!»

Quand on sort de la forêt, quand on se donne le recul pour débrancher chaque petite lumière qui clignote par automatisme, on ne devient pas meilleur. Ça non, on ne devient pas meilleur que qui que ce soit. Sauf peut-être meilleur que celui qu'on a laissé sur la ligne de départ. Et encore.

Être quelqu'un ne se mesure pas au nombre de pays qui nous ont offert l'hospitalité. Être quelqu'un ne se mesure pas au nombre de nationalités qu'on retrouve à la fois sur nos fils d'actualités Facebook. Être quelqu'un, c'est peut-être se donner le droit de changer, ou se décoller le nez de l'écorce.

Peut-être, à voyager, ne devient-on pas meilleur. Peut-être prenons-nous seulement la vraie mesure de celui que nous sommes. Peut-être ramenons-nous quelqu'un de différent dans tous ces souvenirs qui s'effaceront en même temps que nous redeviendrons celui d'avant.

Il y a tellement de choses, le long de ces chemins, que nous ne pourrons jamais vraiment raconter. Parce qu'on les a gravées dans la peau plus que dans la mémoire. Parce qu'elles ont fait une différence, là, quand il le fallait, mais qu'elles ne diront rien à personne quand elles seront prises hors de leur contexte.

C'est en montrant en condensé les photos de mon long voyage que j'ai entendu les «Mon Dieu qu'il a changé!» Je ne l'avais pas encore réalisé. Il y a eu ce silence, deux, trois secondes de brouillard, et le coeur serré. J'aurais voulu tout mettre à pause.

Je me demande encore, parfois, en regardant ces portraits d'avant: Qui était cette personne? Et je garde à distance celui d'avant, pour qu'il ne revienne pas à mesure que s'effacent les détails de trop de souvenirs.

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