Je ne suis d’aucune couleur

Les touristes auront beau négocier, les prix seront plus élevés pour eux parce qu'ils sont différents.

J’ai la chance d’avoir une gueule comme ça: une gueule anonyme, quelconque, qui passe inaperçue dans les foules denses. Une chance, oui, de pouvoir me fondre dans un groupe sans qu’on pointe nécessairement l’étranger qui ressort du lot.


C’est vrai presque partout.Il y a ceux qui ne sont pas trop loin du compte. Qui m’imaginent américain. Parce que je suis blanc. Parce que mon accent anglophone est plus semblable à celui des États-Unis que celui de l’Angleterre, même si on entend le Québec dans tous les mots qui comportent un h.

Mais dans ce cas-là, on triche. On m'écoute parler avant de deviner.

Les autres me croient espagnol. À l'étranger, on m'aborde souvent d'un «holà». Les cheveux et la barbe foncés, comme la peau qui s'obscurcit plus qu'elle ne brûle sous le soleil, trompent l'étranger qui regarde trop vite.

Et c'est tant mieux. Tant mieux parce que j'arrive, presque partout en Europe, en Amérique du Sud aussi, à déambuler dans les rues sans qu'on sache que je suis perdu. Les pickpockets se tiennent loin, les vendeurs itinérants aussi. Du coup, j'arrive à observer le quotidien, à toiser la vie, les points d'interrogation dans les yeux, sans qu'on soupçonne que je m'interroge. Parce qu'on m'ignore, je touche du doigt le naturel des habitants directement chez eux.

Certains diront que c'est par politesse qu'on s'adressait à moi en arabe lors de mon passage en Jordanie, qu'on m'a cru turc un instant à Istanbul ou qu'on me dénichait suffisamment de traits perses pour me demander si j'étais le frère de mon ami Iranien. Qu'à cela ne tienne, ces efforts pour avoir l'air de savoir où on va, en toute situation, permettent peut-être de semer le doute, de laisser croire qu'on pourrait faire partie d'une minorité visible intégrée à la communauté locale.

Mais on ne peut se fondre au paysage partout.

J'ai cette fâcheuse habitude de croire que tout le monde voit la vie à travers mes yeux, que ma vision du monde est partagée par une majorité. Ainsi, quand je me suis aventuré dans les rues de Hong Kong et de Shanghai, je ne voyais pas que j'étais entouré d'une mer de Chinois. Je voyais une foule à travers laquelle je croyais pouvoir me dissimuler. Pour moi, ces visages qui m'entouraient n'avaient rien de différent du mien. Nous étions tous pareils.

Mais voilà, quand on a la peau pâle, les yeux d'un Nord-Américain et qu'on dépasse d'une tête la majorité des individus qui nous entourent, on ne passe pas inaperçu. On détonne sans le savoir.

J'ai attiré les regards curieux, les rires aussi. On m'a montré du doigt, uniquement parce que j'étais différent. J'ai bien mis plusieurs minutes avant de comprendre. Avais-je enfilé mon pantalon à l'envers? Mon sac à dos était-il en train de se répandre sur la place publique? Pourquoi tous ces gens me regardaient-ils?

Et j'ai compris. Compris que dans un pays qui compte plus d'un milliard d'âmes, tous n'ont pas déjà vu un homme blanc en chair et en os. Surtout, on m'a fait sentir que j'étais différent, qu'on me catégorisait en raison de la couleur de ma peau.

Alors que j'étais attablé devant la vitrine d'un restaurant, que je me battais avec mes baguettes de bois pour arriver à manger, les passants s'arrêtaient de l'autre côté de la glace, dans la rue, pour rigoler. Ils me regardaient manger, comme un animal de zoo, et riaient de bon coeur.

Dans les lieux publics, on me demandait souvent si on pouvait faire une photo avec moi. Comme ça. Une photo avec l'«étrangeté». Les Chinois m'enlaçaient comme s'ils me connaissaient, pointaient un doigt vers moi et souriaient pour l'objectif.

Même scénario en Inde. Quoique parfois, on fait semblant de parler au téléphone pour nous prendre en photo «discrètement» avec l'appareil mobile. Là aussi, difficile de renier son origine. Pour monter dans un rickshaw, pour acheter une babiole, il faut négocier. À notre air, ils savent qu'ils feront les gros sous. Le prix, il monte simplement parce que nous sommes blancs. Difficile de se cacher quand on a la tête qu'on a.

C'est la vie, diront les uns. Mais j'en suis venu à me demander ce qu'on dirait, ici, si le prix dans les épiceries variait en fonction de l'origine ethnique. Et j'en suis venu à conclure que le racisme n'existerait pas si tout le monde voyageait un peu.

Parce que moi, je ne suis d'aucune couleur. Et quand je regarde un homme, une femme, je ne vois dans la couleur de leur peau que la chance qu'ils ont d'être ce qu'ils sont. Surtout, je vois dans leurs yeux la même lueur. Je vois un homme, une femme, point!

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