Le collègue se remettait à peine du Pérou. Il respirait encore le Pérou. Plaçait le Pérou dans chacune de ses phrases, presque. Le Pérou, on aurait dit, était devenu toute sa vie. Le Pérou l’avait visiblement désarçonné plus qu’il ne l’aurait souhaité.Celui qui est devenu un ex-collègue a recroisé ma route dernièrement. Il a évoqué le Machu Picchu, le canyon de Colca, et j’ai vu défiler dans ses yeux un large ruban de souvenirs qui ne s’achètent pas, qui ne s’oublient pas.
Je l'avoue, j'étais incrédule au départ. Moi, les gens qui revenaient de voyage et qui flottaient pendant des semaines, je ne comprenais pas. Cette envie de repartir, toujours, avec laquelle ils nous cassaient les oreilles, elle me faisait soupirer. Ben voyons! Revenons-en!
Jusqu'à ce que je prenne la poudre d'escampette moi-même. Jusqu'à ce que, sur le tarmac de l'aéroport Charles De Gaulle, je tape des mains comme un imbécile impatient de m'extirper du fuselage d'un Boeing de US Airways. Jusqu'à ce que je revienne avec cette même envie de ne plus jamais me poser à la maison.
Dès lors j'avais compris que ce n'était pas le Pérou qui avait marqué le collègue au fer rouge. C'était ce besoin d'évasion, cette envie d'être ailleurs, cette découverte d'un monde qui détruit les oeillères qu'on s'était posées. Quand on vainc la peur de voler, quand on surmonte la crainte de ne pas savoir s'exprimer dans plus d'une langue, quand on pose sa valise et qu'on apprend à se débrouiller, à visiter plus que l'intérieur de son hôtel, on découvre une autre partie de soi.
Tout à coup, grimper dans l'avion devient une habitude. On carbure à l'excitation de voir la piste d'atterrissage apparaître en contrebas, le nez collé au hublot.
Quand on se donne la peine de goûter les plats locaux qui nous paraissent peu ragoûtants, qu'on apprécie la simplicité qui fait sourire l'étranger, on en veut toujours plus. Il y en a qui carburent à l'adrénaline des montagnes russes. D'autres qui se donnent des frousses en dévorant des films d'horreur tous plus sombres les uns que les autres. Moi, je me sors de ma zone de confort en expérimentant la vie des autres fuseaux horaires. Je me sens vivant à ne subsister qu'avec quelques t-shirts et mon système D. J'ai envie d'une double ration quand, à fixer les yeux d'un inconnu que je ne comprends pas, je réalise qu'au fond, nous sommes tous un peu les mêmes. Je me sens compris quand, d'un coup d'oeil, je me mets d'accord avec un autre touriste en transit.
Les uns diront que voyager est une fuite en avant, nécessairement. Qu'on rejette la vie comme elle devrait l'être, avec ses oeillères qui nous tracent le chemin. Pour moi, la quête de l'étranger est une drogue beaucoup plus saine que ce que bien d'autres s'injecteront pour planer. Je remplis mon passeport de tampons colorés, ma tête de souvenirs qui me gardent en vie.
Le voyage n'est donc pas une fuite en soi, même s'il devient une option facile quand le besoin se fait sentir. Il permet de se déprogrammer, de réfléchir sans entraves, de prendre la vie comme elle se présente en tentant d'y voir plus clair.
Le voyage, c'est comme un meilleur ami. On l'aime sans condition et on s'épanche d'instinct sur son épaule quand le malheur frappe ou quand l'avenir s'embrouille. On ne l'aime pas seulement parce qu'il règle les problèmes, mais pour tout ce qu'il est fondamentalement. On l'aime justement parce qu'il ne règle jamais rien, mais qu'il nous fait toujours sentir mieux.
J'ai cru après mon premier voyage que je pourrais m'arrêter et me concentrer sur ma vie de contribuable. J'ai cru, après avoir fait le tour du monde, que je saurais me contenter s'il ne m'arrivait plus de pouvoir partir. Parce que je m'étais assuré de visiter les pays que je ne voulais absolument pas rater.
Mais j'ai compris que ce besoin du large ne se tairait jamais. Sans trop savoir comment, j'ai su partir à nouveau dans la dernière année, du Grand Canyon au Machu Picchu, des parcs des éléphants d'Afrique du Sud aux ruelles d'Amsterdam. J'ignore où 2014 m'entraînera, mais je sais que je ne tiendrai pas en place trop longtemps.
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