Comme pour la plupart des expéditions du genre, le sommeil, la nuit précédente, est toujours un tantinet optionnel. Le départ était fixé vers les trois heures du matin, dans le hall de mon auberge de jeunesse d’Arequipa. Il faudrait environ trois heures dans un minibus, sur des routes ma foi cahoteuses, pour atteindre le premier arrêt. Ceux qui pensaient rattraper leur sommeil en chemin ont dû réviser leur stratégie.
À travers la poussière des routes terreuses, notre minifourgonnette remplie à craquer nous a menés à proximité du village de Cabanaconde pour admirer le vol des condors. Les touristes entassés scrutent tous le même horizon dans l'espoir d'apercevoir les volatiles. La patience des uns est finalement récompensée quand une masse noire se détache de la falaise pour planer quelques secondes. Euphorie. Toutes les caméras sont pointées dans la même direction pour croquer un cliché flou d'un oiseau qui s'agite au loin.
Il ne s'agissait que d'un préambule ludique à un exercice qui demanderait beaucoup plus d'efforts. Sur une route semi-désertique, la minifourgonnette s'immobilise à nouveau. Le temps est venu de regrouper le convoi. Les bottes de randonnées apparaissent et tous se mettent en marche vers le panneau qui annonce une balade de plus de 18 km.
Coup d'oeil tout en bas, là où la première voiture ne s'est pointée que quelques semaines auparavant. La rivière Colca, qui fait figure de minuscule filet d'eau, coule au fond du canyon. Un pont miniature l'enjambe. Nous devrons le traverser avant le dîner, annonce le guide.
Une interminable descente s'amorce alors. Et c'est bien là ce qu'il y a de plus traître. Les canyons, moi, je commence à les trouver moins charmants. Parce qu'il faut descendre d'abord et remonter ensuite. Ainsi, les efforts les plus soutenus sont nécessaires dans la deuxième portion du parcours.
C'est qu'on s'en donne à coeur joie à se défoncer les genoux, en route vers les profondeurs du canyon. La rivière grossit à vue d'oeil. Tout au fond, les villageois offrent des denrées à prix bien gonflés. Soif? Faut payer le gros prix.
De montées en descentes, le caractère isolé du canyon se révèle. Cactus, plantes médicinales, villageois aux costumes colorés se succèdent. Sur un plateau dégarni, beige de sable à perte de vue, ponctué de buissons touffus, un groupe de jeunes péruviens joue au soccer. Avec pour seules spectatrices quelques mules bien embêtées, les jeunes athlètes sont encore bien loin de la Coupe du monde. Mais tout le monde s'en fiche.
Pendant ce temps, les touristes essoufflés entament la septième heure de leur randonnée. Ils ont perdu environ un kilomètre d'altitude. Les plus lents se détachent en queue de peloton. Les plus rapides approchent dangereusement de l'oasis de Tapay où ils passeront la nuit. Entre deux flancs de falaises, un hameau de verdure regroupe une dizaine de huttes. Mules, chèvres et poulets y déambulent librement.
Après une nuit isolés du reste du monde, nous nous sommes attaqués à notre vrai défi : la remontée. Alors que le soleil venait à peine de se lever, il fallait mettre un pied devant l'autre, plus de trois heures durant, avant même le petit-déjeuner.
Ceux qui, comme moi, n'ont pas pris l'habitude de l'altitude, ont les bottines bien lourdes. Les plus agiles, les mules, les Péruviens, ils passent comme sur l'autoroute. Les autres, en forme ou non, ont beau pousser, les poumons ne supportent pas l'effort. Le point culminant du canyon dépasse les 4000 m d'altitude. On ne vainc pas les hauteurs en dopant le rythme. Il faut ralentir, respirer sa vie entière, et grimper une nouvelle marche. Ralentir encore, respirer encore, et grimper une nouvelle marche.
Les muscles endoloris, le groupe rejoint finalement le village de Cabanaconde. Bien que nous ayons dompté les profondeurs du canyon, le Machu Picchu semble tout à coup hors de portée. Les jambes crient «non». L'altitude, qui ne l'aura finalement pas emporté, aura néanmoins livré sa mise en garde : repos et thé au coca s'inscrivent tout à coup à l'horaire en attendant le mythique sentier des Incas...
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