Être inflexible, quand on peine à comprendre la langue du pays, c'est souvent synonyme de danger. Quand c'est l'instinct qui crie, on ravale l'orgueil et on abandonne. Au moins on survit, au sens figuré... la plupart du temps.
Ça fait mal un peu d'abandonner, parfois. Surtout quand l'horaire nous presse et nous compresse, que le billet du retour nous fait des tatas bien en vue dans une pochette du sac à dos. Mais à coups de résilience, on finit toujours par s'en remettre.
Y'a ces autres qui invoqueront le destin. Pas sûr que je crois au destin. Plate de même. Quoique si ça fait mon affaire, le destin, il peut bien être partout.
Quand j'ai pris le large en hissant au grand vent la plus immense des voiles que j'ai trouvées, je m'étais mis en garde: les imprévus, ils t'attendent déjà à chaque coin de rue. Mais il y avait aussi une clause de non-compromis sur quelques destinations qu'il ne faudrait pas rater.
Sur la deuxième page de la liste, les incontournables contournables à regret, figurait le charmant village de Kanchanaburi, en Thaïlande. D'abord pour le nom, qui se glisse bien dans une conversation pour se montrer plus fendant qu'un fendant. Mais aussi pour le pont de la rivière Kwaï, que je me mourais de voir en vrai.
Je m'étais tapé le film avant de partir, faute de discipline pour lire le livre. J'avais hâte. De Chiang Mai, dans le nord du pays, je comptais les jours avant de prendre le bus qui me ramènerait plus au sud pour voir la fameuse rivière.
Un détour par l'hôpital et un handicap temporaire m'ont convaincu de ne pas m'embarquer dans un long trajet d'autobus. De me tenir à proximité du médecin qui avait posé le diagnostic, juste au cas. La raison avant le coeur. L'intégrité physique plutôt que les visites exotiques. Plutôt que la rivière et les palmiers, j'ai passé un peu de temps entre les quatre murs de mon hôtel de Chiang Mai. Le destin venait de dire non.
Le destin, il avait déjà dit non en Nouvelle-Zélande, là où je n'avais pas encore compris qu'il fallait prendre le temps. L'horaire était réglé au quart de tour. Pas de place pour les imprévus... comme si c'était moi qui décidais.
Direction: Punakaiki. Pour le nom, bien sûr, qui se glisse lui aussi très bien dans une conversation. Et pour ses formations rocheuses époustouflantes. Mais avant, j'avais planifié un arrêt d'une toute petite journée à Franz Josef, sur l'île du Sud. L'objectif: grimper sur le glacier du même nom, situé à flanc de montagne.
Seul hic, on ne me permettrait pas de me rendre au glacier le lendemain. Il me faudrait attendre une journée de plus. Quand ça coince dans l'horaire...
Le destin a donc relégué Punakaiki aux oubliettes, me forçant à passer une autre journée complète à Franz Josef où, à part admirer le glacier, on ne peut que regarder le temps passer.
C'est ce que j'ai fait. Au bout d'une semaine essoufflante, effondré sous les doutes, je me suis posé. Posé forcé. Les doutes, ils viennent inévitablement. Pourrai-je vraiment bourlinguer pendant six mois? Les sacrifices valent-ils les visites qui m'attendent encore? Dans quel état mes finances se trouveront-elles à mon retour?
Je me suis posé, là, calé dans un chandail épais, le capuchon sur la tête, assis sur une grosse pierre le long de la rivière. Le courant la poussait en avant, résistant à la froidure que lui imposait le glacier d'où elle prenait sa source. Elle criait, la rivière, mais elle ne freinait pas.
Je l'ai vue s'emporter, la rivière, en même temps que le temps qui s'écoulait. J'ai vu le soleil tomber derrière les montagnes, et les étoiles rebondir. Au milieu de nulle part. Pas un signe des 330 habitants du village. Juste tout et rien en parfaite harmonie.
C'est là que les doutes se sont effacés. Que leur poids est tombé comme la nuit s'était imposée. Le destin avait dit non, mais comme le courant, il me poussait en avant. J'ai souri, seul dans la nuit, et je suis rentré sans regretter Punakaiki. J'avais la ferme conviction qu'il me fallait continuer.
Le destin a encore dit non à plusieurs occasions, mais comme la rivière, moi, je ne freinais plus.
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