Admettre que ce n'est pas ce qu'on cherche, après avoir sorti la carte de crédit pour payer son plus récent vol, c'est se soumettre au regard dubitatif de l'entourage.
La Pologne? Qu'est-ce qu'il y a là? me demandait-on. La cruauté humaine, que je répondais. Une capitale presque entièrement détruite par des hommes qui ne savaient pas s'entendre. Des camps de concentration comme des preuves de l'inimaginable barbarie de l'Homme.
Tu n'aurais pas préféré la tour Eiffel, les falaises du Portugal ou les lagons du Vietnam? Pantoute!
S'il y en a qui s'aventurent à Tchernobyl ou Fukushima par pur voyeurisme, pour constater l'ampleur de deux tragédies, moi, j'ai besoin de comprendre. Comprendre l'incompréhensible. Besoin de réaliser que l'Histoire n'est pas faite que de mots imprimés dans un livre.
Autant certains iront en Égypte pour percer le mystère des pyramides, autant je voulais faire mon chemin jusqu'à Varsovie, Cracovie... Auschwitz, pour répondre à une question sans réponse: pourquoi?
Je suis parti en emballant bien Au nom de tous les miens de Martin Gray. J'ai découvert sa tragédie comme j'explorais Varsovie. J'ai marché le long des anciens murs du ghetto qui l'avait fait prisonnier. Des murs démolis mais dont l'existence est trahie par une marque au sol. J'ai pris un temps d'arrêt rue Mila, où Martin Gray a vécu.
Visiter Varsovie, c'est constater tous les impacts de l'Holocauste. Il y a ces Israéliens qui réalisent un pèlerinage. Des Australiens, des Allemands, des Américains aussi qui ont tous un grand-père ou une grand-mère ayant été prisonnier pendant la Deuxième Guerre mondiale. Certains sont amoureux; auraient été forcés d'être ennemis pendant la guerre.
Et il y a Cracovie, où rien ne paraît à première vue. On s'y sent bien. Sa vieille ville, charmante, est encerclée d'un paisible parc. Puis on prend le bus vers Auschwitz. Le nom seul fait frémir.
Il est là, presque intact, le camp de la mort. Propret, silencieux, il entasse dans chacun de ses mètres carrés les milliers d'âmes qu'il a prises de force. Et pourtant, le silence.
Il y a cet écriteau, Arbeit Macht Frei (le travail rend libre), qui accueillait les prisonniers d'Auschwitz. Comment franchir cette arche sans imaginer tous ceux qui y ont posé leurs yeux quelques minutes seulement avant qu'on leur enlève la vie?
Il y a tous ces visages, identifiés par des numéros à défaut de noms, ces victimes à qui on a volé une dernière photo avant de les envoyer aux chambres à gaz. Il y a tous ces visages, sur les murs, qui rappellent leur court passage en ce camp. Il y a tous ces visages...
Il y a ces piles de chaussures, qui couvrent le plancher d'une pièce entière, des godasses trop nombreuses pour qu'on s'imagine vraiment combien d'entre elles ont été abandonnées à la hâte.
Il y a les barbelés, les gibets, les fenêtres barricadées. Encore. Parce que les cicatrices ne disparaissent jamais. Et qu'il ne faut pas oublier.
Il y a toutes ces valises, entassées, comme classées derrière une grande vitrine. À la craie, leurs propriétaires y avaient inscrit leur nom, croyant qu'ils récupèreraient tôt ou tard leurs effets personnels. Aujourd'hui, ces valises sont tout ce qu'il reste d'eux.
Il y a ces noms, sur ces valises... qui déchirent le coeur.
Au milieu d'un camp de concentration transformé en musée, là où l'horreur passée dépasse l'entendement, ce sont des valises qui émeuvent, qui ajoutent un iota de réalité aux récits des historiens.
En débarquant à Auschwitz II-Birkenau, j'ai vu le chemin de fer qui menait directement aux chambres à gaz. J'ai vu, dans ma tête, des hommes, des femmes, des enfants, valise à la main, s'extirper des wagons qui s'y étaient immobilisés. J'ai vu les unités de bois où ils dormaient. Je n'ai fait que commencer à comprendre l'incompréhensible.
Je n'ai toujours pas de réponse. Pourquoi? J'ai entraperçu la laideur de l'âme humaine et j'ai compris qu'à défaut de pouvoir réparer les erreurs passées, il ne faut jamais oublier.
J'ai vu les chambres à gaz de Dachau, les cruautés documentées de Sachsenhausen, en Allemagne. J'en ai vu assez pour savoir que je n'aurai jamais de réponse.
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