Gaz lacrymogène de Turquie

NDLR: Un voyage de quelques jours a conduit le journaliste de La Tribune et collaborateur de La Nouvelle Jonathan Custeau à Istanbul, en Turquie, la fin de semaine dernière. Il nous rapporte des nouvelles des manifestations anti-Erdogan.


 Il brûle les yeux, le gaz lacrymogène de Turquie. La gorge aussi. Et il ne faut pas beaucoup de temps pour qu'il agisse. Le gaz lacrymogène de Turquie, je l'ai expérimenté un peu malgré moi dans l'une de ces manifestations anti-Erdogan, dans un bar d'Istanbul que je ne croyais pas au coeur de la zone envahie par les contestataires.

Samedi soir, alors que je célébrais ma dernière soirée au pays d'Ataturk, j'ai suivi un groupe de voyageurs de mon auberge dans un joli bar de Beyoglu, tout en haut de l'escalier d'un édifice d'au moins sept ou huit étages. Dans les rues, l'agitation était modérée. Des manifestants se mêlaient aux fêtards, leurs lunettes de plongée sur les yeux, un masque leur recouvrant la bouche. Ils donnaient l'impression de rentrer chez eux, défaits.

Fausse impression. Du haut de notre terrasse, une dizaine de minutes après notre arrivée, à travers les succès reggae qui faisaient danser une poignée d'étrangers, nous avons entendu un mouvement tout en bas, dans la rue. La foule courait, se rapprochait. Certains se couvraient les yeux et semblaient souffrir.

En quelques secondes, le nuage a grimpé les étages de notre édifice. Plus rapidement que le temps nécessaire pour fermer les fenêtres. Les plaintes émanaient tout à coup de la terrasse. Les yeux rougis, nos t-shirts couvrant nos bouches, nous partagions la même douleur en cherchant un endroit pour échapper au gaz.

Réfugiés un étage plus bas, à laver nos yeux à grande eau, nous avons attendu que le nuage passe son chemin. À vitesse grand V, nous avons dévalé les escaliers pour sauter dans un taxi qui nous ramènerait à l'écart des manifestations. Réfugiés dans notre bolide jaune, nous avons filé entre deux fronts, entre une horde de policiers qui n'entendaient pas à rire et une jeunesse en colère qui ne reculait devant rien. À un jet de pierre devant, un taxi s'était immobilisé. Deux hommes, matraques à la main, menaçaient les passagers.

Ce soir-là, ils étaient une dizaine de milliers à protester, à contester l'éviction du parc Gezi, survenue une semaine plus tôt. Gaz lacrymogène, canons à eau et balles de caoutchouc ont dissipé les mécontents vers 2 h du matin, près de sept heures après le début du mouvement de rébellion...

Calme en apparence

Je me trouvais à Istanbul depuis une semaine. Dans le quartier touristique de Sultanahmet, à l'ombre de la Mosquée bleue et du Palais Topkapi, pas un mot sur la grogne qui anime la Turquie depuis des semaines. Pas un signe de mécontentement. À moins de lire les nouvelles internationales en ligne, impossible de se douter que des affrontements ont cours au centre même de la ville.

Les touristes n'ont pas déserté non plus. Les files d'attente à l'aéroport n'ont pas raccourci. Dans les sites touristiques non plus. Et jamais je n'ai senti ma sécurité menacée.

Même sur la place Taksim, en bordure du parc Gezi, où les prises de bec entre protestataires et forces de l'ordre ont fait le tour du monde, rien ne laissait croire à un emportement, samedi après-midi.

Alors que le soleil brillait encore bien haut, je me suis approché de Taksim, prêt à rebrousser chemin à tout instant. Partout autour, les policiers sont visibles. Les canons à eau aussi, prêts à intervenir. La machinerie s'affaire au parc Gezi. Des arbres y auraient été coupés. Impossible de s'en approcher.

À Taksim même, quelques individus restent debout, en silence, pour montrer leur mécontentement. Ils sont là 24 h par jour. Mais ils ne sont pas nombreux. Au milieu de la place, des chaussures ont été abandonnées pour honorer la mémoire de ceux qui ont laissé leur vie dans les manifestations.

Les caméras de télé s'activent. Un groupe d'étudiants tient des pancartes; une jeune fille incarne la justice, une balance à la main, un bandeau sur les yeux. D'autres portent un chandail avec l'écriture « Tous les jours je vandalise «, un affront au premier ministre Recep Tayyip Erdogan, qui a traité les manifestants de vandales. Ceux-là ont reçu la visite d'hommes en civil. Deux fois. Et ont rapidement quitté les lieux.

Ces mêmes hommes ne se sont jamais vraiment éloignés de nous, touristes ignares qui posions des questions à gauche et à droite. Tout à coup, chaque Turc qui nous demande notre nationalité nous effraie un brin. Les hommes d'Erdogan se promènent sûrement parmi la foule. S'ils exigent notre départ, mieux vaut ne pas résister.

D'un côté, il y a les mécontents. Ceux qui dénoncent la mort d'un homme de 26 ans, apparemment tué par des policiers. Et ceux qui rappellent d'autres événements tragiques, comme le viol d'une sexagénaire par un militaire, survenu il y a deux ans. Ils profitent de la tribune pour se faire entendre.

De l'autre, il y a ceux qui nous disent de prendre les événements avec un grain de sel. Les manifestants n'en ont rien à faire des arbres et de la démocratie. Ils ne sont que des terroristes qui cherchent à affronter les policiers, nous indique un homme. Ceux-là, on les contrarie facilement. Ils se méfient, s'emportent, souhaitent voir les étrangers retourner chez eux.

En nous éloignant de place Taksim, près du pont Galata, nous avons finalement croisé les manifestants, groupés, qui faisaient leur chemin vers la plus importante place de la ville. Avec les médias sociaux, ils communiquent et se donnent un lieu de rencontre. Ensemble, par centaines, voire milliers, ils grimpent vers Taksim en scandant des slogans. Ceux-là ne donnent pas l'impression de vouloir abandonner. Ils ont la détermination dans les yeux, dans la voix qui crie pour la justice. Ceux-là, jeunes, vieux, avec leurs enfants aussi, ils s'attendent au gaz lacrymogène soir après soir.

Si la Turquie des touristes paraît calme, s'il est vrai que les manifestations que nous montrent les caméras du monde entier sont concentrées dans une portion de la ville, si l'agitation semble au point mort jusqu'à la tombée du jour, les manifestations qui semblent s'essouffler ne sont que poudre aux yeux. Rien ne laisse présager que la Turquie retrouvera le calme de sitôt. Les protestataires rencontrés, qui assurent sentir l'inquiétude d'Erdogan, sa panique même, n'ont pas l'intention de lâcher le morceau.